Boris Foucaud Consultant

Storytelling ou “story-doing” ?

storytelling

C’est lorsque les études et les tendances semblent devenir contradictoires qu’en marketing, on ne sait plus sur quel pied danser. Le storytelling en est un parfait exemple. Il y a peu, il était considéré comme le miel du content marketing. Mais dernièrement, un acteur majeur comme Accenture remettait cela en cause, au profit d’une nouvelle pratique : le story-doing. Qu’en est-il ?

Il était une fois le storytelling

Le storytelling consiste en raconter des histoires. Comme son nom l’indique. En marketing, ces histoires ont un objectif invariable : vendre une marque ou un produit. Pourquoi sont-elles si efficaces ? Parce que la psyché humaine est conçue pour retenir non les formules mathématiques, non les structures logiques, mais les histoires. C’est la raison pour laquelle, entre autres, en anthropologie structurale, on constate que toute civilisation humaine s’appuie sur un mythe fondateur : sur une histoire de l’Histoire (story of history).

Une narration demande une méthodologie spécifique. Elle possède un début et une fin. Ceci est simple.

Plus précisément, une histoire, c’est :

Ainsi, toutes les histoires du monde possèdent cette structure, dite « schéma quinaire » (en 5 parties), sinon elles ne sont pas des histoires.

Schéma narratif et storytelling

Depuis que le structuralisme inauguré notamment par Lévi-Strauss a mis en lumière certains faits propres à tous les humains, partout et depuis toujours, certains chercheurs se sont faits fort de retrouver ces structures communes — dites anthropologiques — dans bien des champs disciplinaires. La linguistique, par Saussure, par exemple.

Mais aussi les histoires. A.-J. Greimas est parvenu à retrouver la structure narrative profonde de toute histoire produite par toutes les civilisations. Il s’agit du schéma actanciel. Sans entrer ici dans les détails, il faut toutefois en retenir qu’une histoire se compose autour d’un personnage principal, et que tout ce qui arrive autour de lui n’est conçu qu’autour de lui : le monde dans lequel il est immergé, les personnages secondaires, etc.

Le personnage principal (le sujet) a une quête à mener (l’objet) selon trois types d’épreuves, qualifiante, principale et glorifiante. Il va être aidé par des personnages et des situations, les adjuvants. Et il va en être empêché par d’autres personnages ou situations, les opposants. Surtout, au début de l’histoire, il doit être impossible pour le lecteur ou le spectateur ou le consommateur de deviner si le personnage principal ira au bout de sa quête : c’est la tension narrative.

Storytelling et marketing

On se doute donc vite qu’en marketing, la quête du personnage principal va incarner le problème du consommateur. Si le produit lui-même n’est pas le personnage principal. Les opposants vont être les freins, les problèmes quotidiens. Et les adjuvants le produit ou la marque à vendre.

L’avantage de ce processus réside dans la rhétorique classique (selon les catégories d’Aristote). Ainsi, le consommateur s’identifie au personnage principal : c’est la mimesis. Ce processus est très fort et étant d’ordre anthropologique, il se constitue donc automatiquement.

Le personnage principal utilise trois moteurs de motivation, en narration, selon des intensités diverses. Le désir et son corollaire, la frustration. Ou/et le pouvoir, et son corollaire l’impuissance ou l’esclavage. Et/ou enfin la communication, et ses corollaires, le silence, le non-dit ou le mensonge.

Le consommateur va donc « vivre » par procuration ce que le personnage principal va endurer pendant l’histoire, à travers ses propres frustrations, impuissances ou non-dits, et être tenu en haleine jusqu’à leur résolution à la fin de l’histoire. Cette purgation est, en rhétorique classique, la catharsis.

Vendre en racontant des histoires : paradoxe ?…

Toute narration étant fictive, en tant que construction de l’esprit parfaitement encadrée et structurée, il est intéressant qu’elle puisse induire des comportements. Mais c’est logique : dans un système d’imitation, ce qui est ressenti par le personnage principal l’est aussi par le consommateur. La délivrance finale également. Le ressort principal du storytelling est donc l’émotion. Positive (le rire, l’humour, la sympathie, l’amour, la tendresse…) Ou négative (le dégoût, la honte, l’énervement, la révolte…)

Mais cette action engendrée provoque de la réaction. Parce que l’histoire ne s’adresse pas seulement à un cerveau, mais aussi à l’émotion, à l’épiderme. Ceci permet donc de débrancher momentanément, par la fiction, le principe de réalité du consommateur pour induire du sentiment, et donc de l’irrationnel. En jouant sur les motivations désir/pouvoir/communication.

De plus, l’histoire incarnée par un héros — par rebond par le consommateur — crée une très grande proximité psychoaffective avec le produit. Chacun se rappelle avec émotion les contes que maman nous racontait le soir avant de nous endormir. Ce réflexe anthropologique est un ressort fort utilisé dans le marketing de storytelling. On est ici non dans la démonstration, mais dans le « faire vivre » : dans l’expérience. Ce n’est donc pas avec de l’argumentaire réaliste qu’on vend le plus, mais avec de la fiction savamment orientée. Qui ne croirait pas qu’Apple n’est pas un mythe ? Que Nike n’est pas une légende ? Que Chanel n’est pas à l’origine du parfum ? Et qu’IBM n’est pas l’inventeur de l’informatique domestique ?

Storytelling et paradoxe du story-doing

Le problème du storytelling est qu’il demande notamment beaucoup de place pour exister. Fonder une histoire de marque ou de produit, c’est raconter la bonne histoire encore et encore. Qu’on l’entende beaucoup. C’est lui permettre de pénétrer une culture (phénomène d’acculturation). Bref : c’est de l’ « hyper marketing de contenu ». Et l’objectif reste l’induction de comportements d’achat ou d’engagement.

Or, cette place de l’histoire de marque ou de produit dans la société est brouillée. Par toutes les autres histoires. Une journée normale, un consommateur voit malgré lui, consciemment ou non, 5000 logos et est sollicité commercialement plus de 1000 fois.

Face à cet assaut cognitif réitéré, chaque jour, le consommateur se ferme, se protège. Il n’écoute plus. Il se dirige vers les plus belles histoires, ou vers ses propres produits de référence.

Le comportement induit par ce déversement d’informations et de sollicitations induit aussi des pratiques spécifiques. Par exemple, sur internet, le consommateur s’intéresse à beaucoup d’informations courtes. Or une histoire est un format long. La vidéo est efficace justement parce que l’image contracte le temps — alors que le texte amplifie l’imaginaire, c’est là aussi un fort paradoxe.

Storytelling et tendance marketing 2017 : inconciliables ?

C’est pourquoi selon le Fjord Trend 2017 d’Accenture, on constate que les contenus sont devenus éphémères. Ceci est une très mauvaise nouvelle pour le storytelling dont le principe, justement, est fondé sur la longue traîne (acculturation). C’est aussi une nouvelle douloureuse pour le content marketing.

Qu’est-ce qu’un contenu éphémère ? Est-il encore un contenu ? Il induit du quantitatif au détriment du qualitatif. Comme s’il fallait, en storytelling, inventer une histoire différente par jour pour un seul produit plutôt qu’une seule déclinée pendant des années (cf. le Père Noël Coca-Cola grâce auquel on boit du soda rafraîchissant même l’hiver…)

Pour contrer ce paradoxe, on assiste à un glissement du storytelling (ou de la communication narrative) vers le « story-doing ». L’objectif est donc de proposer un socle narratif au consommateur ou au prospect. Et de donner une part de voix à celui-ci, pour qu’il commente ou poursuive l’histoire. Le spectateur n’incarne plus seulement l’histoire par principe de mimesis, avec son imaginaire, mais dans la vie réelle.

Un exemple ? Participez à un événement Red Bull et perpétuez la légende. Chaussez des Nike et battez des records. Utilisez une GoPro pour faire du surf. Puis surtout, ensuite, racontez votre histoire sur les médias sociaux, relayez votre EXPÉRIENCE.

Le story-doing : comme si vous y étiez

Il s’agit donc bien de marketing expérientiel, mais amené à son comble. Les marques perdent une part de maîtrise du message. Qu’ils regagnent en influence. Car le principe du marketing d’influence se fonde lui aussi sur la mimesis.

Exemple : si Claudia Schiffer vend de la laque L’Oréal, elle est le gage de l’efficacité de cette laque. Elle le vaut bien. Sauf que n’importe quelle consommatrice sait pertinemment que la parfaite Claudia est trop belle pour être honnête et qu’elle est payée pour vendre L’Oréal. Le crédit qu’on lui accorde est donc limité.

Mais si Madame Dupont, sur son blog « Jeune et Jolie », vante les mérites de la laque L’Oréal gratuitement en faisant part de son expérience d’utilisatrice λ, toutes ses lectrices vont la croire et s’identifier à l’expérience décrite. Car il n’y a pas ici d’optique transactionnelle. Seulement psychoaffective.

Le story-doing pousse encore plus loin cette logique. Il parie sur l’immédiateté, la spontanéité du contenu. Et sur la proximité psychoaffective très forte dénuée de tout sous-entendu transactionnel, et donc commercial. Dans l’esprit de ce marketing par story-doing, mieux valent mille petits récits courts faits par des clients qu’un gros marketing fondé sur un storytelling expert.

Ceci va aussi dans le sens de l’émergence du live qui se démocratise.

Seule question qui réside : tout le monde est-il doué pour raconter des histoires ?… Et comment les marques elles-mêmes préserveront-elles leur visibilité corporate dans tout le bruit ambiant les concernant ?

Car il est à craindre que le story-doing ne fasse que renforcer ce qui repousse actuellement les consommateurs : la noyade sous le flot ininterrompu de données hétéroclites toutes sur le même niveau de qualité et de sens. Cela ne devrait donc pas faciliter l’analyse sémantique ni le traitement du big data dans les années à venir…

Comme toujours en marketing, le story-doing est une tendance pressentie, mais pas encore très nette. Nous en étudierons l’évolution de près ici même 🙂

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